Qu’est-ce que j’ai pu danser sur ce titre ! Quand il sort en 1986 (ou plutôt quand il ressort en 1986 dans sa version avec Run DMC, groupe de rap d’anthologie), j’ai 21 ans et c’est LE tube de toutes mes nuits de fête.
C’est un morceau d’une énergie folle, je mets au défi quiconque de l’écouter et de résister à l’envie de danser, hocher la tête en rythme et finir par sauter dans tous les sens ! Mais à l’époque, il représente plus que cette envie de faire la fête. C’est encore un hymne à la rencontre des cultures, une preuve de la puissance incroyable de la musique à nous rassembler, quelles que soient notre origine ou nos croyances.
Initialement, c’est un morceau d’Aerosmith qui sort en 1975 sur leur 3e album, Toys in the Attic. C’est déjà un gros succès (il atteindra la 10e place du classement Billboard, le Top 500 américain). Mais c’est en 1986 qu’il devient un tube planétaire lorsqu’une version sort sur laquelle Aerosmith et Run DMC le reprennent ensemble. Le beat est quasiment le même, mais sonne résolument hip-hop (il y a même du scratch), et Steve Tyler chante tandis que les membres de Run DMC enchaînent les couplets de rap, sur un fond de guitares purement heavy metal.
Il faut comprendre le choc : surtout aux États-Unis, il y a peu de cultures envisagées comme aussi opposées que le heavy metal et le hip-hop. L’un est considéré comme la quintessence de la musique des Blancs, plutôt bikers voire rednecks, et l’autre une musique de Noirs des quartiers défavorisés. Qu’un tel morceau parvienne à les réunir et à mettre tout le monde d’accord, c’est un vrai tour de force. Pour nous, jeunes étudiants européens de l’époque, c’était tout simplement la modernité, la promesse d’un futur forcément meilleur, où les couleurs de peau et les différences culturelles n’auraient plus d’importance.
C’est aussi pour cela que, dans le roman, j’ai choisi de le faire intervenir dans la scène du taxi : dans son Uber, Sophia est à l’opposé du chauffeur sur le spectre des « identités » dans lesquelles l’idéologie contemporaine voudrait nous enfermer : elle est une femme, c’est un homme ; elle a 40 ans, il en a 20 ; elle est blanche, il est noir ; elle incarne une forme d’élite économique et culturelle (chercheuse de pointe invitée de par le monde), tandis que lui est un manouvrier des temps modernes, téléguidé par son application mobile, corvéable à merci, qui s’en sort malgré tout en conduisant des célébrités. Et ils se retrouvent autour de ce morceau qui fait voler tout cela en éclats le temps d’une chanson.